« Nos savants s'imaginent "ne pas croire au mythe" parce qu'ils le tiennent tout entier pour fictif, mais le fait de prendre le parricide et l'inceste pour une donnée imprescriptible est une croyance qui perpétue l'illusion persécutrice, c'est-à-dire l'essentiel de l'illusion mythique. »
(La Route antique des hommes pervers)
« Dans les mythes et les légendes d’où sont tirées la plupart des tragédies, la fraternité est presque toujours associée à la réciprocité de la vengeance. Un examen attentif révèle que le héros tragique par excellence n’est pas l’individu solitaire, l’Œdipe de Freud et de la Poétique d’Aristote, mais le couple des frères ennemis, Étéocle et Polynice, Hamlet et Claudius. »
(Shakespeare. Les feux de l’envie)
René Girard a formulé une « hypothèse » sur l’origine (sanglante) des cultures qu’il présente comme scientifique. De fait, si elle est vraie, n’importe qui d’autre aurait pu y penser et certains chercheurs, Durkheim et Freud, par exemple, ne sont pas passés loin. Ce qui les a empêchés de rencontrer le mécanisme victimaire est un vigoureux préjugé antireligieux propre à l’Occident chrétien, devenu la première civilisation athée de l’histoire humaine. Beaucoup voient le mouvement historique à la lumière de la « loi des trois états » d’Auguste Comte, où la religion correspond à l’enfance de l’humanité et se trouve dépassée par la philosophie et surtout par la science, qui est la pensée adulte. La religion est, en quelque sorte, le bouc émissaire de l’idéologie du progrès...
Or, si Girard a bien la prétention d’avoir levé le un voile sur le secret de nos origines, il a la singulière modestie de ne pas s’attribuer la paternité de sa découverte. Dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, il révèle que son point d’arrivée, la lecture des textes bibliques, les premiers textes religieux où les victimes émissaires sont innocentées, est la source de la théorie mimétique. Pour savoir ce qui nous rend capables de démystifier le sacré, pour comprendre qu’il est produit par l’interaction mimétique des hommes en colère et que les mythes sont des textes de persécution, il suffit de lire la Bible, livre plein de bruit et de fureur, où la violence est omniprésente, mais qui prend ses distances avec les sacrifices et, surtout, révèle le mécanisme du bouc émissaire.
Il suffit de comparer deux mythes semblables, celui du meurtre d’Abel par Caïn et celui de Remus par Romulus : dans les deux cas, le meurtre est « fondateur ». Dans le mythe romain, Remus est coupable, il est tué parce qu’il a été transgresseur en dépassant la limite inscrite par son frère sur le sol. Dans un récit de Tite-Live, la mise à mort est collective.Dans la légende biblique, Dieu s’adresse à Caïn et l’accuse d’avoir tué Abel : « Le sang de ton frère crie du sol vers moi. » Le dieu ne naît donc pas ici du lynchage fondateur. A la différence du mythe, la Bible accuse la violence des hommes et révèle l'innocence de la victime.
Les rituels sacrificiels, régulièrement pratiqués à des fins préventives ou curatives, maintiennent la violence à distance. Le religieux n’est donc rien d’autre que la violence des hommes extériorisée sous la forme du sacré. Il « contient » la violence aux deux sens du terme : il est violent et il empêche la violence de déborder. Aux lynchages fondateurs, qui se produisent toujours quand un groupe entre en crise, succèdent ainsi les rituels sacrificiels et les prohibitions qui visent à consolider les effets du lynchage, ce défoulement de tout un groupe contre une victime prise au hasard. Le mythe intervient alors pour « raconter l’histoire », nous fait croire à l’existence de ce dieu transfiguré par le meurtre. Au point culminant de la crise, il a été jugé responsable de tous les maux, et une fois immolé par la foule, il devient le restaurateur de l’ordre. En révélant le mécanisme du meurtre fondateur, la Bible ébranle les bases mêmes du mensonge mythique.
Dans le mythe d’Oedipe, l’unanimité est telle que la victime qui va se charger de toute la violence (parricide et incestueux, la coupe est pleine), partage la conviction de ses accusateurs : la ville de Thèbes est alors réellement délivrée de sa peste. Dans un récit semblable, le Livre de Job, un Oedipe juif, un homme puissant, adoré par sa communauté, puis devenu son bouc émissaire et à qui ses « amis » demandent de s’accuser, ne cède pas. En clamant son innocence, il empêche le mécanisme de fonctionner, il le révèle.
La comparaison entre les mythes païens et les mythes bibliques fait d’autant mieux ressortir leur différence qu’ils sont étonnamment ressemblants sous le rapport de la violence. Le véritable sujet des mythes n’est pas un héros, mais des frères ennemis (la réciprocité violente des doubles) provoquant le phénomène du bouc émissaire, qui résout la crise. Or, la vérité biblique, en révélant l’innocence des victimes émissaires, dérègle le « mécanisme victimaire » et l’empêche de fonctionner. On ne peut avoir des « boucs émissaires » et s’en servir que si l’on ignore qu’on les a. C’est ce que René Girard appelle la méconnaissance. Et si la violence du groupe ne peut plus être déchargée contre un tiers, elle fait retour parmi les hommes comme un nouveau problème à résoudre. On peut voir là l’origine du politique.
SUITE DES NOTIONS CLES:
Désir et rivalités mimétiques,
Indifférenciation et genèse du sacré