La littérature constitue l’un des domaines de prédilection de René Girard depuis son premier livre jusqu’à son essai sur Shakespeare, en passant par ses écrits sur Dostoïevski, Camus ou les tragédiens grecs. De nombreux chercheurs l’ont suivi dans cette voie, car l’hypothèse imitative s’avère être une approche fructueuse pour aborder les textes littéraires dans la mesure où elle permet de dégager l’investissement existentiel et personnel de l’écrivain sans tomber dans le piège d’un biographisme facile.
D’après René Girard ce n’est pas, en effet, la vie de l’auteur qui explique son œuvre mais plutôt l’œuvre qui éclaire la vie. La rupture créatrice inscrite dans les conclusions des grandes œuvres romanesques fait allusion à une métamorphose spirituelle dans la vie de l’écrivain. Cette métamorphose fournit au romancier une nouvelle perspective et lui donne la possibilité de dépasser les oppositions manichéennes sur lesquelles est fondée l’attitude « romantique ». Le génie romanesque ne connait pas de barrière entre le moi et l’autre ; il retrouve chez tous les deux la même incapacité à se construire une identité autonome et la même fuite subreptice vers le modèle divinisé.
Shakespeare
20 juin 2003 Innsbruck
Voir aussi "Shakespeare, Les Feux de l'envie" René Girard, (Grasset, 1990), dans Bibliographie de René Girard |
Intervention de Réné Girard le 20 juin 2003 dans le cadre de la conférence du Colloque sur la Violence et la Religion à Innsbruck, Autriche.
à l'occasion de l'exposition Traces du Sacré au Centre Pompidou en 2008
Benoît Chantre : Le Centre Georges Pompidou, à l’occasion de cette grande exposition qui va s’appeler « Traces du sacré », nous propose d’évoquer ensemble les xixe et xxe siècles, puisque c’est le parcours adopté par l’exposition. Il est intéressant peut-être de nous proposer quelques rendez-vous sur cette longue période. Je pensais qu’on pouvait évoquer trois dates : la première, 1806, qui fait le cœur du livre que nous avons réalisé ensemble sur Clausewitz [René Girard, Achever Clausewitz, entretiens avec Benoît Chantre, Paris, Carnets Nord, 2007] ; la deuxième, 1913, qui précède d’une année l’apocalypse de la guerre de 1914 et qui est en même temps la date de la création du Sacre du printemps de Stravinsky ; et enfin, les années d’immédiat après-guerre, le moment où tu vas jouer un rôle important en Avignon, connaître Picasso et Matisse, mais aussi choisir de quitter l’Europe pour y bâtir, même si tu ne le sais pas à l’époque, une œuvre entièrement fondée sur le sacré.
suite
René Girard et Milan KunderaAudio, durée 30 min |
René Girard et Raphaël EnthovenFrance Culture (1/5) Mensonge romantique et vérité romanesque (2/5) Le Bouc émissaire (3/5) La raison de Dieu (4/5) Otello et Hamlet, même défaite ? (5/5) Le triangle Nietzschéen |
René Girard, lecteur de Shakespeare“Reading Shakespeare with René Girard”Samedi 10 novembre 2012 Grand Amphithéâtre de l'Institut du Monde anglophone |
http://www.rene-girard.fr/57_p_44749/shakespeare.html
En réunissant des Shakespeariens éminents et des universitaires proches de René Girard, ce colloque cherche à évaluer la contribution de Girard aux études shakespeariennes et à réexaminer les thèses de son livre « Shakespeare, Les feux de l’envie » vingt ans après sa publication. Ce colloque a eu lieu dans le grand amphithéâtre de l’Institut du Monde Anglophone à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris3.
Jean Duchesne, Michael Edwards, Sandor Goodhart, Joël Hillion, Gérard Hocmard, William Johnsen, Michael Kirwan, Efrain Kristal, François Laroque, Trevor Merrill.
Trevor Cribben Merrill (ARM) : « Les raisons de ce colloque.
La place des Feux de l'envie dans l'oeuvre de Rene Girard »
Michael Edwards (Colle ge de France) : " Au-dela du de sir "
Sandor Goodhart (Purdue University) : "Reading Girard, Shakespeare, and Othello"
Gérard Hocmard (ARM) : "La persona des Sonnets entre honte et envie"
Joe l Hillion (ARM) : "Le langage mime tique dans les Sonnets de Shakespeare"
Michael Edwards (Colle ge de France) : « Le dark lord des Sonnets »
Michael Kirwan (Heythrop College) : '"Civil Butchery": une lecture mime tique des pie ces historiques de Shakespeare"
William Johnsen (Michigan State University) : "That future strife may be prevented now': Le roi Lear"
Efrain Kristal (University of California at Los Angeles) : Le conte d'hiver selon Rene Girard et Yves Bonnefoy.
Jean Duchesne, (ARM) : "Souvenirs d'Evangile chez Shakespeare (autour de Hamlet, King Lear et Macbeth) "
Le tragique et la tragédievendredi 1er juin 2012
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Le but de cette journée sera de tenter un bilan critique de la lecture que René Girard fait de la tragédie grecque dans La Violence et le Sacré (1972). Il s’agissait pour lui d’analyser le mécanisme victimaire à travers le prisme de l’Œdipe-Roi de Sophocle et des Bacchantes d’Euripide. Cette lecture attentive lui permettait de dégager les traces d’une « crise sacrificielle », d’une confusion des violences légale et illégale à l’origine de l’institution du sacrifice : témoignant d’un progrès décisif dans l’intelligence du rituel, la tragédie grecque mimerait la contagion des désirs rivalitaires, ceci jusqu’à l’expulsion du pharmakos.
Cette reconstruction du religieux archaïque avait une autre fonction, que révéla le troisième livre de René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978) : proposer une analyse de la révélation judéo-chrétienne comme révélation de la victime innocente. Sur l’auto-transcendance des sociétés « primitives », capables d’extérioriser leur violence sous la forme du sacré, vient alors se greffer une autre transcendance : celle d’un Dieu étranger à la violence des hommes et se révélant au coeur du mécanisme victimaire. Il y a là une manière originale de reconduire les schèmes de l’analyse typologique, en faisant de l’archaïque dans son ensemble une préfiguration du judéo-christianisme.
C’est ce montage dont nous voudrions éprouver la validité autour de l’exemple de la tragédie grecque. Le livre de Pierre Judet de la Combe, Les Tragédies grecques sont-elles tragiques ? (2010) apporte à cette perspective des éléments d’analyse philologiques du plus grand intérêt, dont il importera de tenir compte. Nous nous demanderons ainsi comment René Girard, grand lecteur de Hölderlin et de Simone Weil, s’inscrit (ou ne s’inscrit pas) dans le cadre de la réflexion philologique des XIXe et XXe siècles, qui vise à faire du modèle grec une figure égale, sinon supérieure au modèle biblique.
9.30 - 10.00 Benoît Chantre (Président de l’Association Recherches Mimétiques et fellow de la Fondation Imitatio) : « René Girard et la tragédie grecque : une introduction. »
10.00-10.30 François Athané (agrégé et docteur en philosophie) : « On égorge une enfant. Cinq thèses de René Girard à l’épreuve de L’Orestie d’Eschyle. »
10.30-11.00 Lucien Scubla (agrégé de philosophie, docteur en anthropologie et membre du Centre de Recherche en Épistémologie Appliquée de l’École polytechnique) : « La crise sacrificielle dans la tragédie grecque, d’après les analyses complémentaires de Walter Burkert et de René Girard. »
11.00-11.45 Débat
11.45-12.15 Jean-Christophe Goddard (professeur des Universités à l'Université de Toulouse le Mirail) : « Hölderlin ou le rythme impossible. »
12.15-13.00 Débat— suivi de la pause déjeuner
14.30-15.00 Pierre Judet de la Combe (directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales) : « Tragique et tragédie, le moment 1800 »
15.00- 15.30 Jean-Michel Rey (professeur émérite des universités à Paris VIII, département de littérature française) : « Sur quelques thèmes de René Girard »
15.30-16.00 Patrice Loraux (maître de conférences à l'Université Paris I, Panthéon-Sorbonne) : « Une tragédie grecque est aussi un irréductible »
16.00 - 17.00 Débat et conclusion de la journée Patrice Loraux , Jean-Michel Rey, Lucien Scubla .
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"L'Idiot" de Dostoïevski : incarnation romanesque et incarnation théâtralesamedi 14 mars 2015 |
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A l’occasion de la mise en scène de« L’Idiot » de Dostoïevski, par la compagnie « Les apprentis del’invisible », l’ARM a organisé une conférence-débat sur la pièce
Les personnages de Dostoïevski paraissent échapper à toute analyse psychologique. Ils semblent détenir un secret mystérieux, motif caché de leurs actions incompréhensibles, et garant d’une liberté qui nous échappe.Si nous croyons à ce secret, nous pouvons envier leur vie passionnée.
Mais si nous renonçons aux illusions des personnages pour accéder à l’objectivité du roman pris dans son ensemble, nous découvrons que ce que nous avions pris pour la liberté n’était que l‘agitation désespérée de ceuxqu’asservissent les désirs.
Dostoïevski a assisté à l’émergence brutale du capitalisme dans une Russie encore presque médiévale. Au milieu de ces bouleversements, ila étudié maillon par maillon toute la chaîne des rapports humains. Des conflits entre individus jusqu’à son organisation globale, il a décrit une société quiest encore la nôtre, et où, partout, il a vu la prolifération du désir.
avec Benoît Chantre, Jean-Pierre Dupuy, David Goldzahl et Jérôme Thélot.
Mensonge romantique et vérité romanesque de Réné Girard
Critique dans un souterrain de René Girard
L'idiot de Dostoïevski de Jérome Thélot
Les personnages de Dostoïevski paraissent échapper à toute analyse psychologique. Ils semblent détenir un secret mystérieux, motif caché de leurs actions incompréhensibles, et garant d’une liberté qui nous échappe. Si nous croyons à ce secret, nous pouvons envier leur vie passionnée.
Mais si nous renonçons aux illusions des personnages pour accéder à l’objectivité du roman pris dans son ensemble, nous découvrons que ce que nous avions pris pour la liberté n’était que l‘agitation désespérée de ceux qu’asservissent les désirs.
Dostoïevski a assisté à l’émergence brutale du capitalisme dans une Russie encore presque médiévale. Au milieu de ces bouleversements, il a étudié maillon par maillon toute la chaîne des rapports humains. Des conflits entre individus jusqu’à son organisation globale, il a décrit une société qui est encore la nôtre, et où, partout, il a vu la prolifération du désir.
Notre compagnie fonde son travail sur l’étude de ces textes qui nous aident à comprendre ce que nous sommes. En portant L’Idiot au théâtre, nous voulons rendre sensibles les mécanismes qui animent ces personnages. Loin d’être des étrangers, ils sont l’un des miroirs les plus fidèles où nous pouvons nous regarder et nous comprendre.
Analyse des personnages
- Sur Nastassia : http://lesapprentisdelinvisible.fr/nastassia-ce-brillant-objet-du-desir/
-Sur la violence sacrificielle : http://lesapprentisdelinvisible.fr/violence-sacrificielle-en-milieu-petit-bourgeois/
- Sur la forme du désir des personnages : http://lesapprentisdelinvisible.fr/les-personnages-malades-du-desir/
- Sur Rogojine : http://lesapprentisdelinvisible.fr/lidiot-pourquoi-rogojine-tue-t-il-la-femme-quil-aime/
- Sur Gania : http://lesapprentisdelinvisible.fr/actualites-2/le-vrai-visage-de-gania/
- Et sur le Prince (christique, tel qu'il apparait dans la première partie) :
http://lesapprentisdelinvisible.fr/enquete-sur-letre-2-le-prince-le-bien-et-letre/
- Sur Ferdychtchenko
http://lesapprentisdelinvisible.fr/la-honte-contagieuse/
"Le Messie" de Haendelmars 2011
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vidéo : La structure du "Messie" en actes
Vidéos Extraits de la représentation
Ouverture
Allelujah
Der Herr gab das Wort
Créé dans un « Music Hall » à Dublin en 1742, le Messie de Haendel est une œuvre protéiforme, dont la plasticité se prête à tous les contextes. C’est l’une des raisons pour lesquelles le Théâtre du Châtelet a choisi de donner aujourd’hui cette œuvre dans la réorchestration que Mozart en fit en 1789. De fait, nous sommes souvent plus proches ici de Don Giovanni ou de la Messe en ut que de Julio Cesare ou de Tamerlano : saisissante expérience, où l’on voit Mozart transformer de l’intérieur la machinerie haendélienne et l’ouvrir sur la modernité. Mais au-delà de ces choix esthétiques, le pari de mettre en scène cet oratorio nous oblige à nous prononcer sur l’actualité du Messie et de ce qu’il est convenu d’appeler le messianisme. Quelle est cette tradition ? Survit-elle encore à l’échec des messianismes politiques, ces tentatives malheureuses de réaliser ici-bas le « Royaume » ? Le religieux lui-même nous parle-t-il encore, après tous ces échecs, ou n’est-il qu’une enfance heureusement dépassée de l’humanité ?
Figures du Messie15 MARS 2011
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Video, durée 10 min |
Figures du Messie - vidéo de présentation de Benoît Chantre
A l'occasion de ces représentations, l’ARM a organisé le 15 mars 2011 avec le Théâtre du Châtelet une rencontre d’une journée : « Figures du Messie » , où le public fut invité à venir suivre un parcours historique, philosophique, théologique, musicologique et poétique.
Que signifie le fait de donner à Paris une mise en scène du Messie de Haendel ? Quelle est, plus largement, l’actualité de ce qu’il est convenu d’appeler le messianisme ? Cette tradition survit-elle à l’échec des messianismes politiques, ces tentatives malheureuses de réaliser ici-bas le Royaume ?
Avec : Dan Arbib, Gilles Cantagrel, Benoît Chantre, Jean-Luc Choplin, Florence Delay, Vincent Delecroix, Paul Dumouchel, Sylvie Germain, Jean-Claude Guillebaud, Oleg Kulik, Marc de Launay, Michel Serres, Bernard Sichère, Frédéric Worms, Jean-François Zygel.
Messianisme et Mécanisme de Paul Dumouchel
Edition des actes du colloque et des interventions de Michel Serres
Figures du Messie, aux Editions Axe Sud
Comprenant les actes et 4 DVD (spectacle et colloque)
Claude-Levy-Strauss et René Girard en Arcadie:Rencontre autour de Poussin Conférence de Lucien ScublaSamedi 4 fevrier 2009 |
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>>> écouter la conférence de Lucien Scubla
Les nouveaux chemins de la connaissance"Les nouveaux chemins de la connaissance" sur France Culture a consacré plusieurs émissions à René Girard et ses principaux ouvrages :
Mensonge romantique et vérité romanesque, par Pierre Pachet.
Les feux de l'envie, par Jean-Michel Oughourlian et Trevor Merril |
Audios |
Le clocher de TübingenOEuvre vie de Friedrich Hölderlinde Benoit Chantre aux Editions Grasset
ARTICLE ET EMISSION DE BENOIT CHANTRE fevrier 2020 Art Press Septembre 2020 France Culture |
Dans le prologue de votre livre, intitulé Automne allemand, vous évoquez le « climat guerrier » de la fin des années 1970 où deux camps s'affrontent : celui de la Rote Armee Fraktion et celui des partisans d'une raison d'Etat implacable. Pouvez-vous revenir sur ce qui vous a amené à choisir cette période comme point de départ de votre ouvrage ?
Il me fallait trouver une accroche. Car Hölderlin est quasi inconnu en France… comme en Allemagne ! puisque les nazis ont récupéré son œuvre dans les années 1930. Heidegger en a fait ensuite le « poète de l’être allemand à venir », ce qui ne l’a pas servi non plus. Je devais donc évoquer l’écran terrible de ce passé, mais dire aussi qu’on ne pouvait comprendre l’œuvre que dans le contexte franco-allemand. Il ne faut pas oublier que Hölderlin, Hegel et Schelling rêvent de construire une République souabe au cœur de l’Europe, au moment même où se crée une République batave avec le soutien des armées révolutionnaires françaises. Hölderlin sera même impliqué dans un complot contre le duc du Wurtemberg, et échappera de justesse à la prison de Stuttgart. Or ce dernier événement a lieu au moment où il publie ses traductions d’Œdipe tyran et d’Antigone. J’ai été très frappé de découvrir qu’Antigone était redevenue, deux siècles plus tard et dans la même région, une des figures de proue de l’opposition extra-parlementaire. Quand les réalisateurs de Deutschland im Herbst (« Automne allemand »), après la mort de Baader et de ses deux complices en prison, demandent à Heinrich Böll d’adapter l’Antigone de Sophocle, on voit à quel point les rêves de tyrannicide du début du xixe siècle se sont violemment transformés à la fin du xxe. Hölderlin avait déjà compris qu’Antigone n’était pas la véritable héroïne de la pièce, et que ce n’était pas non plus Créon - que le véritable sujet, c’était la relation de l’un à l’autre, soit la violence symétrique du « blasphème » et de la répression. C’est parce qu’il a vu apparaître cette montée aux extrêmes de la violence qu’il a décidé de se taire. Je ne crois donc pas du tout à la légende de sa folie, mais bien à son « hyper-lucidité ». Il devient alors, au moment même où se trame la réponse violente de la future Allemagne à la France, un résistant de l’intérieur.
Comment la forme de votre livre s'est-elle imposée à vous ? Un tel sujet nécessite-t-il d'écrire en poète ?
Le sujet de mon livre n’est autre que la conversion ou le « retournement natal » (vaterländische Umkehr), qui seul explique le silence de trente-six ans du poète à Tübingen. Il s’agit là d’une expérience tragique, mais elle n’est pas réductible à la folie. Hölderlin a vécu une profonde conversion au mitan de sa vie. Elle a manifestement lieu pendant son voyage en France en 1802. Quand il revient dans son village de Nürtingen, ses proches ne le reconnaissent pas. Que s’est-il passé ? Tout laisse à croire qu’il a fait une expérience mystique peu de temps avant d’apprendre la mort imminente de la seule femme qu’il eût aimée, Susette Gontard. Il y a là une forme de court-circuit ou une vivace contradiction qu’il ne pourra supporter. Echec de la révolution souabe, échec d’une carrière universitaire ou dramatique (La Mort d’Empédocle ne sera pas achevée), mort d’un unique amour. Et pourtant les quatre années qu’il va passer avant son internement en 1806 seront très fécondes pour sa poésie. Il achève ses plus beaux hymnes dans cette période. C’est sur ce mystère du « retournement » hölderlinien que je me suis donc attardé. Il me fallait plonger le lecteur dans la nuit de cette « œuvre-vie », afin d’y faire apparaître, l’une après l’autre, des constellations très précises. Je pense en effet que, dans le chaos de cette existence malmenée comme un bouchon sur la vague, ce sont les éléments d’un système poétique qui se sont précisément mis en place. Mon livre part à la recherche de ce « diamant dans la mine ». C’est au moment où je suis arrivé aux Remarques sur Œdipe et Antigone, que l’idée du prologue s’est imposée. Comme s’il m’avait fallu commencer et finir par Antigone, partir de la fin pour revenir au début. Ce « retournement du temps » est conforme à la méthode hölderlinienne. Mais ce qu’on trouve à l’aube du xixe siècle, quand les intellectuels allemands rêvent encore à Rousseau et à une communion possible des hommes avec la nature, ce n’est pas une insurrection contre la violence de l’Etat - c’est une condamnation radicale de la violence, au contraire. Remonter le cours de l’Allemagne moderne, c’était donc tenter de retrouver l’énergie poétique et spirituelle de cette origine trahie, tenter de réveiller le rêve poétique et politique dont Hölderlin aura été l’aède et qui meurt avec lui.
Les relations entre nature et culture sont au cœur du questionnement hölderlinien. Le poète entre en extase devant la Nature comme s'il avait l'intuition que l'homme est sur le point de lui porter atteinte de manière irréversible. Qu'est-ce que l'œuvre du poète annonce de notre temps et de sa production culturelle ?
Hölderlin a vraiment cru à la fin des guerres, au moment des paix de Lunéville et d’Amiens (en 1801 et 1802). Mais il a aussi compris, presque au même moment, que la nature allait devenir un tombeau pour la culture. Il est très marqué par le classicisme de Goethe et de Winckelmann. Le grec est sa deuxième langue. Mais il parle aussi français. Tout se joue donc pour lui entre Aristote et Rousseau. La technè (l’art) achève la phusis (la nature) en même temps qu’elle revient vers elle. Elle l’accomplit en même temps qu’elle l’imite. Il faut donc faire retour vers la première quand la seconde commence à ne plus se référer qu’à elle-même. Il faut trouver des noms nouveaux pour retenir les dieux. Seul le poète peut maintenir un lien avec les « Célestes », quand la nature est menacée par la tyrannie de la culture. Mais Hölderlin ne veut pas revenir au Moyen Age, comme ses contemporains. Il cherche à fonder, dit-il, une « Eglise esthétique » bâtie sur le poème. Georges Lukacs avait bien compris, en 1949, que ce poète n’était pas « un bourgeois comme les autres ». Car jamais il ne sacrifia la communauté à l’individu. Il avait même la conviction qu’un sentiment religieux d’un nouveau genre s’imposait à l’heure de la décomposition des vieilles institutions. Mais il n’était ni classique ni romantique. C’est pourquoi, quand Germaine de Staël rencontre Schiller et Goethe pour écrire son De l’Allemagne en 1803, Hölderlin ne fait déjà plus partie du paysage. Sa folie arrange tout le monde. L’heure est au romantisme. Elle sera bientôt à la revanche de la Prusse, c’est-à-dire au ressentiment.
Vous citez la philosophe Simone Weil à diverses reprises, sur la question de la « décréation » et de l'« enracinement ». Quels liens établiriez-vous entre sa pensée, sa vision du politique, et la posture de Hölderlin ?
Je ne suis pas allé jusqu’à établir un lien entre ces deux pensées, même si leur commun amour de la Grèce serait une bonne piste. Il est vrai cependant que pour comprendre ce qu’est un être « décréé », au sens de Simone Weil, un être « qui ne fait plus obstacle entre Dieu et le monde », il faut s’intéresser à ce qu’on appelle, depuis Pierre Jean Jouve, les « poèmes de la folie » de Hölderlin, ceux qui nous restent de ses trente-six dernières années. Toute subjectivité y est détruite. Mais on a là une poésie authentique, célébrant que le retour des saisons ou « la vie des gens simples dans la campagne ». Méfions-nous cependant du terme d’« enracinement ». N’oubliez pas que Simone Weil se disait « enracinée dans une absence de lieu » ! Entre la pesanteur du monde et la grâce des dieux ou « de Dieu » (car Hölderlin n’hésite pas à le nommer ainsi), il y a l’apesanteur du poème, « libre comme l’hirondelle ». Hölderlin était passionné de cartes géographiques. Il offre ainsi de saisissants vols planés au-dessus d’une Grèce imaginaire et presque tangible. Ses seuls vrais amis furent peut-être les oiseaux migrateurs. Paul Celan, qui lui est comparable à maints égards, écrivait que « c’est sur [une] absence de sol qu’est fondé le poème » (Diese Bodenlosigkeit nimmt das Gedicht sich zum Grund). La « patrie » hölderlinienne est cette « absence de sol » ou ce « milieu doré », entre terre et ciel, orient et occident. Mais pas la glèbe épaisse évoquée par Heidegger dans « Les origines de l’œuvre d’art », un texte qui doit pourtant beaucoup à Hölderlin.
Concernant les traductions de Sophocle par Hölderlin, dont l'étrangeté a suscité l'hilarité de ses contemporains, mais qu'un Armel Guerne, plus proche de nous, tiendra pour exemplaires, on a le sentiment que vous en faites la clé de voûte de l'œuvre hölderlinienne…
Je pense en effet que ces deux volumes publiés en 1804 font écho aux deux volumes d’Hypérion, le roman par lequel Hölderlin a inauguré son œuvre sept ans plus tôt. Cette œuvre est absolument centrale. Parce qu’elle se situe au cœur de la vie du poète et parce qu’elle met au jour la structure « calculée » des deux pièces où tout se joue au centre : dans la découverte de la culpabilité d’Œdipe par Jocaste et dans la dénonciation de Créon par Hémon. Pour cela, Hölderlin va devoir montrer que le prophète Tirésias opère une « césure » au début d’Œdipe tyran et une autre « césure » à la fin d’Antigone. Il « appuie » au début de la première pièce et à la fin de la seconde, faisant basculer le temps du destin au pivot du centre de gravité que constituent les paroles de Jocaste, d’un côté, la tirade d’Hémon, de l’autre. Nous avons là, dans ce mécanisme qui rappelle la balance de la justice actionnée par Thémis, l’aboutissement des recherches de Hölderlin : le temps se « retourne » littéralement dans le poème. Les figures tyranniques d’Œdipe et de Créon sont « césurées » ou suspendues par le prophète. Mais leur démesure n’est pas qu’une hubris grecque. Elle symbolise aussi l’ivresse spéculative des ténors de l’idéalisme allemand (Fichte, Schelling, Hegel) que Hölderlin a connus et dont il a partagé la « faute ». Le jugement divin qu’est la parole de Tirésias vient alors « meurtrir » ces esprits orgueilleux, mais non les « foudroyer ». Elle fait d’Œdipe et de Créon - c’est-à-dire aussi de Hölderlin - des suppliants qui survivront au « coup » des dieux.
En vous lisant, on pense aux travaux que vous avez menés avec René Girard. Particulièrement lorsque vous évoquez La Mort d'Empédocle, figure qui renvoie à l'autosacrifice de Hölderlin s'abîmant dans une prétendue folie. Ne pourrait-on pas voir dans le poète le bouc émissaire caché d'une génération égarée dans la poursuite d'idéaux politiques ou philosophiques voués à l'échec ?
Je suis touché que vous évoquiez René Girard. J’ai en effet pensé ce livre comme une suite à celui que nous avions écrit ensemble en 2007, Achever Clausewitz. Hölderlin y tenait déjà une place centrale. Il me fallait mener sur ce dernier une enquête plus approfondie, analogue à celle que nous avions faite sur l’auteur du De la guerre. J’ai donc travaillé sur tous les textes disponibles : lettres, poèmes, roman, tragédie, traités philosophiques ou poétiques. Et j’ai fondé mon interprétation sur le voyage en France, où le poète a dû vivre une expérience décisive. Ses contemporains (Schelling et Hegel en tête) le décriront, à son retour en Allemagne, comme un mendiant méconnaissable. Il y a là une véritable torsion des témoignages, une forme de dénégation ou de construction très romantique de la folie. Je n’ai jamais cru une seconde à ces mirages. Je préfère faire confiance au poète, qui décrivit le Christ comme un mendiant claudicant sous le soleil.
"Le Clocher de Tübingen - Oeuvre-vie de Friedrich Hölderlin" Benoît Chantre - paru aux editions Grasset (2019)
ECOUTER : France Culture "Ecrire avec Hölderlin"
Violence et représentationCycle de conférences, dirigé par Jean Nayrolles et Jérôme Thélot
2021 |
Les intervenants sont Jean-Marc Bourdin, Jeanne Dorn, Rémi Labrusse, Didier Laroque, Jean Nayrolle, Jérôme Thélot et Lucien Scubla.
Parce qu’elle concerne les phénomènes humains en tant que tels, la théorie mimétique éclaire les domaines les plus divers des sciences de l’homme. Mais il ne faut pas oublier que René Girard en a élaboré la première application dans le champ de la littérature, c’est-à-dire dans une forme particulière de création artistique. À ses yeux, il n’y avait pas de différence de nature entre un savoir contenu dans un texte littéraire et un savoir forgé dans un but scientifique (à ceci près que le premier, surtout s’il émane d’un Shakespeare ou d’un Dostoïevski, offrira plus de profondeur que le second). Mais face aux autres formes d’art, en particulier face aux images, la théorie mimétique s’est montrée plus timide. Le cinéma seul semblait pouvoir en bénéficier pleinement, du fait de son contenu narratif qui l’apparente au roman.
Que la notion d’imitation, si décisive pour l’histoire de l’art, n’ait pas été explorée à la lumière de la théorie mimétique, et que, symétriquement, les anthropologues réceptifs aux questions soulevées par René Girard n’aient guère cherché à étendre leur réflexion au domaine des arts visuels, voilà qui ne laisse pas d’étonner. C’est sans doute que les enjeux de la confrontation ne se situent pas au croisement des deux sortes d’imitation, l’artistique et l’anthropologique, mais plutôt dans le renouvellement et l’élargissement des analyses prenant en compte les questions de la violence et du sacré. Du reste, l’interprétation, inaugurée par Girard à la fin de sa vie, des images retrouvées à Çatal Höyük, le célèbre site anatolien du premier urbanisme néolithique, indiquait une voie qu’on aurait tort de réserver au seul monde archaïque.
Sous le titre "Violence et représentation", ce cycle de conférences cherchera à aller plus loin dans la direction indiquée, mais aussi — espérons-le — à ouvrir de nouvelles voies d’interprétation. Une anthropologie de l’art qui situe les images dans une économie de la violence et du sacré, une sociologie de l’art qui situe l’œuvre d’art dans le monde des objets du désir, une phénoménologie de l’art qui situe les chefs-d’œuvre de la peinture ou de la sculpture dans une phylogenèse des pratiques du peintre et du sculpteur, formeront l’horizon de ces travaux.
Bandera, Cesareo :
Mimesis conflictiva: Ficcion literaria y violencia en Cervantes y Calderon, Gredos, 1975.
« Folie et modernité de Don Quichotte », in La Spirale mimétique. Dix-huit leçons sur René Girard, Desclée de Brouwer, 2001.
Castella, Charles, Structure romanesque et vision sociale chez Maupassant, préf. de René Girard, l’Age de l’homme, 1973.
Cohen, Jean, « La théorie du roman de René Girard », Aspects nouveaux de l’analyse littéraire, in Annales d’histoire économique et sociale, vol. 20, n° 3, mai 1965,
Deguy, Michel, « Destin du désir et roman », Critique, vol. 18, n° 176, janvier 1962[
Florey, Sonya, René Girard, critique littéraire, Archipel, 2003.
Formentelli, Georges :
"Deux lectures du souterrain de Dostoïevski: Chestov, Girard" in Léon Chestov, un philosophe pas comme les autres?, Cahiers de l'émigration russe n°3, éd. IRENISE & Institut d'études slaves, 1996, pp. 127-132
« La Poésie d'Yves Bonnefoy: cri, bruit, sacrifice » in Critique, tome XLI, n° 457-458,éd. de Minuit, juin-juillet, 1985, pp. 686-717.
Goldmann, Lucien, « Marx, Lukács, Girard et la sociologie du roman », Médiations, 1961.
Gossman, Lionel, Of Men and Masks: A Study of Molière, Johns Hopkins, 1963.
Hillion, Joël, Shakespeare et son double. Les Sonnets de Shakespeare à la lumière de lathéorie mimétique de René Girard, L’Harmattan.
Daniel Lance, Jean Genet, ou, La quête de l'ange, l’Harmattan, 2003.
Maurel, Olivier, Essais sur le mimétisme, Sept oeuvres littéraires et un film revisités à la lumière de la théorie de René Girard. L’Harmattan, 2002.
Pachet, Pierre, Le Premier Venu, essai sur la pensée de Baudelaire, éd. Denoël, coll. Médiations, 1976.
McGinnis, Reginald, La prostitution sacrée, essai sur Baudelaire, éd. Belin, coll. L'extrême contemporain, 1994.
Saint-Amand, Pierre :
Séduire, ou la passion des lumières, Meridiens-Klincksieck, 1987
Autre ????
Serres, Michel: « R.G., HERGÉ: Georges Rémi ou René Girard? » (suivi de: «Enfin, un édifice chrétien!»), In La Spirale mimétique: Dix-huit leçons sur René Girard, éd. Barberi, Maria Stella, Desclée de Brouwer, 2001.
Thélot, Jérôme :
Baudelaire, violence et poésie, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1993.
L'immémorial, études sur la poésie moderne (surtout le chapitre intitulé "Poésie ou sainteté: Le Crapaud de Hugo", pp. 107-125), éd. Les Belles Lettres, coll. Encre marine, 2011.
Viard, Bruno, Littérature et déchirure : de Montaigne à Houellebecq. Étude anthropologique, Classiques Garnier, 2013.