Docteur ès lettres et éditeur de sciences humaines, Benoît Chantre est fellow de la fondation Imitatio (San Francisco), membre associé du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine (CIEPFC, Rue d’Ulm), et président de l’Association Recherches Mimétiques.
Il a collaboré à diverses revues (Artpress, Esprit, L’Infini, La Revue des deux mondes…). Ses recherches portent sur les œuvres de Bergson, Bernhard, René Girard, Levinas, Péguy ou Simone Weil. En tant que dramaturge, il a travaillé pour l’opéra et le théâtre : dramaturgie du Naufragé de Thomas Bernhard (Avignon, 2001 ; Paris, 2002) ; dramaturgies du Messie de Haendel (Théâtre du Châtelet, Paris, 2011) et du Roi pasteur de Mozart (Théâtre du Châtelet, Paris, 2014).
Novembre 2015
René Girard est décédé le 4 novembre 2015
Chers amis,
René Girard s’est éteint le 4 novembre à Stanford entouré de sa femme, de ses enfants et petits-enfants. Sa longue maladie l’empêchait depuis longtemps de communiquer avec ses proches et ses amis. Il n’en gardait pas moins le même sourire, signe qu’il était apaisé.
Je n’évoquerai pas son œuvre. D’autres s’en chargeront mieux que je ne puis le faire en ce moment. A un journaliste étranger qui m’appelait tout à l’heure pour parler avec « quelqu’un du cénacle », j’ai répondu qu’il n’y avait pas de cénacle, que René Girard avait fait très vite un choix clair, celui de parler au plus grand nombre et dans une langue simple. Beaucoup de gens ont donc lu René Girard.
Après ses premiers textes, ceux d’un jeune écrivain quittant son pays détruit pour aller courir sa chance en Amérique, c’est d’un événement unique qu’il voulut témoigner, du « choc » reçu en 1959, le faisant revenir au christianisme et le coupant du monde, de son bruit et de sa fureur.
Il ne divulgua ce secret que par étapes, avec pudeur, en passant par le truchement des grands auteurs. Il douta jusqu’au bout de ses propres formulations, tellement les rechutes étaient dures après les enthousiasmes, mais toujours il garda la même foi dans ce qu’il devait faire.
« Je crois que la vérité n’est pas un vain mot, ou un simple effet comme on dit aujourd’hui. Je pense que tout ce qui peut nous détourner de la folie et de la mort, désormais, a partie liée avec cette vérité. Mais je ne sais pas comment parler de ces choses-là. […] Il me semble toujours que si j’arrivais à communiquer l’évidence de certaines lectures, les conclusions qui s’imposent à moi s’imposeraient aussi autour de moi. »
On ne peut être plus juste, dans cette humilité mêlée d’une grande audace. Toute sa vie René Girard se sera battu avec cette vérité, signe qu’elle l’avait choisi. Il s’est éteint aujourd’hui comme un lutteur. Ce qu’il a découvert est immense.
Je pense ce soir à lui comme au maître et à l’ami ; je pense à son épouse, à leurs enfants et petits-enfants, à leurs amis innombrables, à vous tous qui nous avez accompagnés depuis des années dans cette aventure qui ne s’achève pas avec lui. Mais une chose est sûre : elle ne sera plus la même.
Février 2015
Ne parlons plus d’union sacrée
Chers amis,
Nos vœux traditionnelsont été retardés par les événements que nous venons de connaître en France.Certes, ces derniers étaient prévisibles. Mais l’irruption de cette violencevisant des humoristes, des policiers et des croyants qui préparaient Shabbat,introduit une dimension irréversible dans notre histoire. Face à ces actesbarbares, les rituels républicains ont bien tenu : honneur rendu aux mortspar les plus hautes instances de l’Etat, impressionnants défilés pacifiques enprovince et à Paris, ferme condamnation des meurtres par les instancesreligieuses s’exprimant ensemble. On peut voir là, entre autres, le fruit de laréflexion critique menée à l’occasion des commémorations du centenaire de laGrande Guerre. Car qui dit « union sacrée » dit reconstitution, surun territoire donné, d’une paix sociale polarisée par un ennemi commun. Maisnous savons aussi que Daesh n’a d’Etat que le nom et qu’il tire sa force, commeAl-Qaïda, d’être nulle part et partout. Telle est la situation inédite àlaquelle nous sommes confrontés. L’unanimisme de ces dernières semaines ne doitdonc pas nous détourner de l’effort de compréhension et d’action qui nousincombe. Plus que jamais, une réflexion sur les ressorts de la violencemoderne, celle du terrorisme en particulier, s’impose pour que notre réponse àcette violence soit responsable, qu’elle ne relance pas le cycle sansfin de la vengeance.
On nous dit qu’il fautéviter les amalgames. Commençons donc par distinguer la violence politique etla violence religieuse, que le terrorisme confond à dessein. Ou plutôt, ce quiserait plus juste : donnons une interprétation politique d’une violencedont la nature est d’être à la fois politique et religieuse. Les islamistesdéclarent la guerre à l’Occident. Leur politique est claire, de ce point devue : attirer les démocraties européennes dans une nouvelle« croisade contre l’islam ». Leur stratégie aussi : provoquerdes guerres civiles au sein de ces démocraties, et ceci de deux manières :en introduisant une division profonde entre les « croyants » et les« non-croyants », et entre les croyants eux-mêmes. D’où leurtactique, enfin, qui vise à frapper en son cœur la liberté d’expression et laliberté religieuse. Du moins est-ce ainsi que nous interprétons les attentatsdes 7 et 9 janvier. La quasi simultanéité des deux attaques (CharlieHebdo et Hyper Casher) n’est donc pas aussi fortuite quecertains veulent bien le dire : c’est la liberté que nous avons vue attaquée dansles deux cas, parce qu’elle est la pierre d’angle de nos démocraties. La Franceétait touchée en son « centre de gravité », comme dit Clausewitz.D’où l’effet de sidération, dont nous commençons tout juste à sortir. Le moinsqu’on puisse dire est que les djihadistes visent juste : puisque lesdémocraties séparent le spirituel du temporel et que la laïcité est la clé decette séparation et de cette articulation, ils veulent à nouveauconfondre les deux ordres et diviser au nom de Dieu. La dimension mimétiquede ce conflit ne doit pas non plus nous échapper : c’est en cherchant ànous entraîner dans une nouvelle croisade que les islamistes entendent mener laleur. Ils voudraient que nous retombions dans l’ornière de l’union sacrée.
Cette violence politiquetire des ressources inépuisables de la religion avec laquelle elle se confond.C’est la raison pour laquelle la montée aux extrêmes, après s’être excellemmentservie des nationalismes et des totalitarismes, s’accommode aujourd’hui si biende la théocratie. Les islamistes ont compris que l’Occident vivait de laséparation des deux Cités. Ils voudraient donc le faire revenir sur cetteséparation. Ils cherchent alors à l’attirer dans une croisade où chacun fera del’autre un monstre à éradiquer. Allons plus loin et tirons les conséquencesmétaphysiques et morales de cette stratégie. Le terroriste ne veut pas voirque l’essence de la violence est de reporter ses torts sur autrui. C’est doncpour pouvoir diaboliser cet Autre que le terroriste se diabolise lui-même. Larelance du processus mimétique, et donc du mécanisme victimaire, est à la foisle moteur de la dénégation criminelle et la preuve de son succès. Le terroristeveut la violence en tant que telle, en mettant en scène des actes d’uneviolence inouïe. Il fait alors apparaître la vérité mimétique de cetteviolence. « C’est une étrange etlongue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous lesefforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à larelever davantage », écrivait Pascal. Mais l’islamisme n’est qu’unsymptôme du nihilisme qui nous ronge. C’est le refus de voir la vérité de notrepropre violence qui nous empêche d’avoir une claire intelligence de lasituation présente. Raison pour laquelle les djihadistes ont intérêt àbrouiller les cartes, à diffuser le religieux comme un poison - ceci pour enfaire méconnaître la fonction, qui est aussi d’être un remède.
La solution à cette crisene doit pas être religieuse, mais politique. Il importe donc de distinguer les deux violences qu’onveut nous voir confondre, de séparer les ordres. Séparer le religieux du politique,c’est épurer le religieux. Péguy dirait : c’est ressaisir la mystique qui pourraitinspirer la politique. Voilà le défi auquel nous sommes exposés, de par lanature politico-religieuse de la violence qui nous frappe. Car la violence religieuse n’est pas ensoi une violence politique. Elle est d’abord et par essence une violence rituelle, qui fait une distinctionclaire entre le meurtre et le sacrifice, la violence illégale et la violencelégale. Contrairement au meurtre qui ouvre le cycle de la vengeance, lesacrifice cherche à le refermer. Il prévient les retours d’une violenceimmaîtrisable, vaccine les hommes contre leur propre violence. Violent, il lespréserve de la violence. René Girard a ainsi montré que l’institution dusacrifice cherche à mettre un point final aux représailles. « Catharsismineure dérivée d’une catharsis majeure », le sacrifice remplace lesvictimes humaines des lynchages par des victimes de substitution. Cette mortritualisée, « domestiquée », permet d’éviter les dérapages où legroupe risque de s’autodétruire. Il est très dangereux, en effet, de défouler saviolence de manière aléatoire. La dimension préventive et méticuleuse dessacrifices, soutenue par un ensemble de rites et de prohibitions, a ainsi fondéles institutions qui règlent les relations humaines. Le sacrifice n’est riend’autre qu’une technique de contrôle de la violence. La répétition rituellea structuré nos sociétés. C’est donc l’institution sacrificielle qui a permisl’émergence de l’Etat, ce progrès indéniable dans la contention des violenceshumaines. Mais la réussite de la solution étatique a fini par nous faireoublier que l’Etat s’est émancipé de la violence religieuse pour détenirle « monopole de la violence légitime », comme dit MaxWeber. Nous assistons aujourd’hui au retour du refoulé.
Parce qu’il est à la foispoison et remède, le religieux a longtemps été un facteur d’ordre. Mais quandil est entré en rivalité avec le politique auquel il avait donnénaissance ; quand il a cherché à reprendre ses droits perdus ; quandil s’est mêlé au politique et du politique, il est devenu unfacteur de désordre. Pensons à nos guerres de religions. C’est donc à desseinque les islamistes nous empoisonnent avec le religieux en le faisant régresserà un stade archaïque : celui de ces assassinats sauvages, de cesdécollations filmées. Mais contrairement à l’idée qu’ils nous inculquent, cen’est pas la religion qui est la vraie cause de la violence - c’est la mimesis. C’est elle qui fait que les djihadistesimitent l’image monstrueuse qu’ils se font de leurs adversaires. En voulant lamontée aux extrêmes, ils pensent pouvoir maîtriser la violence, alors que c’estelle qui les maîtrise. Ils refusent de reconnaître qu’on se construit toujours unadversaire à sa ressemblance, ou dont on ne veut pas voir l’altérité. Nosennemis veulent en ce sens que nous les imitions, que nous redevenionsthéocratiques en défendant notre croyance (qu’elle soit religieuse ou athée) contrela leur. Il faut croire que cette stratégie réussit bien, car nous avonstendance à jeter le bébé avec l’eau du bain, à condamner unanimement le religieux,même à prétendre parfois vouloir « l’éradiquer ». Ce zèle dangereux nousfait perdre de vue sa fonction régulatrice. Et nous finissons par partager ànotre insu l’idée que nos adversaires se font de Dieu. Le Dieu qui les fascine,nous le rejetons avec horreur. C’est donc que nous avons le même, puisqu’il estle Dieu de la violence. Nous sommes en pleine méconnaissance. Voilà le piègequ’on nous tend. Tant que Dieu sera un « modèle-obstacle », pourreprendre les termes de René Girard, c’est à dire un Dieu fait de main d’homme; tant que la Loi sera une « occasion de péché », comme l’affirmesaint Paul dans son Epître aux Romains, nous resterons au cœur de ce cycleindéfini de transgression et de vénération, au cœur de la violence et du sacré.
Si nous concevons,en revanche (et cette expérience de pensée est en même temps une expériencemorale), un Dieu vraiment transcendant, alors une alternative non-violente à laviolence devient possible. Le pécheur fétichise la loi en entrant en rivalitéavec elle ; le fidèle écoute Celui qui parle dans la loi. Dieu cesse alorsd’être un « médiateur externe », pour reprendre les termes de RenéGirard. Il est encore moins un « médiateur interne » ou un rival. Ildevient un « médiateur intime » (un « Dieu lointain quivient du dedans », dit Levinas). L’injonction éthique s’adresse au cœur dela personne morale en la rendant « responsable pour autrui ». Cetteassignation est le centre des révélations biblique et chrétienne. Le Dieu quiprend le parti des victimes est un Dieu qui m’intime de me tourner personnellement versl’autre. Cette pensée et tous les actes qu’elle détermine correspondent à ceque Bergson appelait une morale et une religion « ouvertes ». Cettepensée et ces actes invitent à ne pas ressasser la lettre, mais à réveillerl’esprit qui dort en elle. Toute religion est ainsi prise dans la polaritéfondamentale de l’Ouvert et du Clos, du sacrifice et de la fraternité. C’estdans ce sens que le pape François vient de déclarer qu’il ne faut pas se moquerde la foi. Car elle est confiance en l’autre. Si toute religion doit êtrefidèle à ses rites, c’est pour en maintenir l’esprit, pas pour en imposer lalettre. L’esprit vivifie, la lettre tue. Le mimétisme peut alors jouer dans lebon sens : la foi d’autrui peut réveiller la mienne. Mais il faudratoujours un tiers pour être garant de cette ouverture et pour permettre lajustice. Raison pour laquelle les terroristes cherchent à défairel’articulation, par le droit, du spirituel au temporel. Ils veulent que chacuncombatte au nom de son propre Dieu, ou au nom de son refus de Dieu. Ce quirevient au même.
L’Occident a des armes pour contrercette stratégie perverse : elles sont spirituelles, plus que strictementreligieuses, et font la force de la culture européenne. Car la transcendanceverticale qui nous libère du sacré, a aussi sa dimension horizontale ethistorique. Il nous faut ici rappeler que l’idée européenne, celle d’uneouverture essentielle et d’un nouveau départ, est née de la conscience del’effondrement imminent de ce que saint Paul appelait « les Puissances etles Principautés ». L’aventure chrétienne a lancé l’Europe, en lui donnantsa dimension proprement transcendante, « trans-religieuse » :« Il n’y a ni Juif, ni Grec, il n’y a ni esclave, ni homme libre »,écrivait l’apôtre dans l’Epître aux Galates. Cet élan toujours en quête de saforme politique, fut souvent contredit par de cruelles retombées, de cruellestrahisons, mais il n’a pas cessé de travailler l’histoire occidentale, de lui donnerson sens. Autant qu’avec les restes du paganisme, les religions juive etchrétienne ont dû ensuite coexister avec une troisième religion se réclamantd’un Dieu unique, et entrer en dialogue avec elle, comme le suggère laCinquième Sourate du Coran. Saint Paul avait compris par avance les difficultésde ce type de coexistence, lorsqu’il invitait ceux qu’on n’appelait pas encorechrétiens à vivre dans un rapport dialectique avec leur religion-souche.L’histoire du christianisme a montré combien cette relation était douloureuseet complexe. Il aura fallu les horreurs de la Shoah pour qu’elle deviennevraiment possible. C’est pourquoi le dialogue entre les religions doit devenirune arme contre la montée aux extrêmes, quand de nombreux conflits reprennentles oripeaux des vieilles haines, la grammaire et la syntaxe des religionscloses. A l’heure où l’Etat est en train de perdre son autorité et où les troisreligions monothéistes se crispent de manière identitaire, c’est ceressaisissement spirituel que devrait permettre une laïcité ferme,c'est-à-dire capable de comprendrele religieux pour inspirer une politique. Nous en sommes encore loin.
Car le débat a été clos àpeine entamé. Comme il ne fallait pas évoquer les « valeurschrétiennes » de l’Europe, on préféra gommer, il y a quelques années,toute référence au religieux, de peur qu’il ne revienne. La Constitutioneuropéenne partait d’un mauvais pas. Ce déni de la pensée religieuse (beaucoupplus que du « fait religieux », qu’on est bien forcé de reconnaître),n’était-il pas un déni de l’Europe elle-même ? On ne voulait pas voir,entre autres, la force de la diagonale paulinienne, le rapport dialectiquequ’elle instaure entre toutes les identités. Or c’est ce dialogue qui a donnéson élan à la civilisation européenne : le mouvement paulinien vers« tous » les peuples, n’avait de sens que s’il ramenait tousles peuples vers Israël et Israël vers tous les peuples. Les termes decette dialectique ont bougé avec l’irruption d’autres partenaires, mais ladéfense de la civilisation européenne en devient plus cruciale, à l’heure oùl’Europe politique est en panne. A chaque tradition de défendre ses positions,à condition qu’elles soient risquées sur la « table servie dudialogue ». Je voudrais saluer ici la mémoire d’Abdelwahab Meddeb, poèteet penseur de la rupture abrahamique, avec qui j’eus cette longue, passionnanteet difficile discussion, au soir d’une rencontre dans la ville de Fès, en2009. Nous convenions tous deux que lestrois monothéismes devaient dialoguer. Je lui rappelai aussi, puisque c’étaitle sens de mon intervention, que les premières pages de La Violence et lesacré affirment qu’une tradition musulmane témoigne d’une vraie intelligencedu sacrifice, puisque, comme l’écrit René Girard, « c’est le bélier déjàsacrifié par Abel que Dieu envoie à Abraham pour qu’il le sacrifie à la placede son fils Isaac ». Le Coran rompt donc lui aussi sur ce point avec lereligieux archaïque. On pourrait même dire qu’il pousse plus loinl’interprétation biblique, lorsqu’il ne mentionne pas un ordre de Dieu donné àAbraham, mais un rêve d’Abraham où ce dernier se voit lui-même tuer son fils(Sourate 37, 102). Il en va également ainsi pour l’histoire de Joseph, où leCoran prend à nouveau le parti des victimes. Le djihadisme trahit donc, enabusant de la rhétorique victimaire, ce qui constitue l’un des pointsfondamentaux de l’islam.
Comment passer de la violencedu religieux au partage des traditions, du sacré au saint ? Commentinspirer une politique juste ? L’anthropologie girardienne peut aider à résoudreces questions liées. Car la sortie du religieux sacrificiel ne pourra pas secontenter d’être une condamnation vertueuse de la violence qui le constitue. Ilfaudrait pour cela comprendre qu’il y a beaucoup de lucidité dans laméconnaissance rituelle, et beaucoup de méconnaissance encore dans lalucidité juridique et politique. Nous allons devoir réinventer nos rituels,c'est-à-dire nos relations, totalement repenser le bien commun. La vraielaïcité est à ce prix. Et elle aura besoin d’interroger les religions. Lesdémocraties européennes retrouveront-elles alors assez de ressourcesspirituelles pour échapper au piège que leur tend le djihadisme ? Deux conditions semblent s’imposer : avoir uneclaire conscience de ses racines ; chercher une réponse politique, et nonreligieuse, à cette situation de crise. Mais l’intelligence du religieux, au sens subjectif et objectif del’expression, c'est-à-dire sa sagesse propre et la connaissance dont il doitdevenir l’objet, n’en inspirerait pas moins cette politique. Les religions seraientremises à leur place, mais leur dignité leur serait rendue. La mystique doit dynamiquementfinir en politique, le spirituel s’articuler sur le temporel, sans jamais seconfondre avec lui. En cela, il y a bien en France une mystique républicaine,comme Péguy affirmait qu’il y avait une « mystique dreyfusiste »(« recoupement en culmination de trois mysticismes au moins : juif,chrétien, français »). Cette mystique républicaine est la « tableservie du dialogue ». Mais ce dialogue a trop souvent souffert de ladomination d’une religion. Ne faisons donc pas du laïcisme à son tour un dogmequi dominerait les autres. Il y aurait à nouveau confusion des ordres,républicanisme et non pas République, c'est-à-dire « chose commune ».La laïcité devrait permettre aux religions de dialoguer. En cela elle serviraitla politique.
Les événements nous ontdonné quelques raisons d’espérer. Ils eurent lieu au moment même où le dernierroman de Michel Houellebecq, Soumission, laissait à grand bruit entendreque seul l’islam pouvait apporter du souffle à une République efflanquée et àun christianisme moribond, mais à condition de supprimer la liberté etl’égalité, et de ne garder que la fraternité de l’Oumma, celle des individussoumis mais solidaires. Or les réactions spontanées aux attentats ont tout desuite fait mentir cette fiction et pour un temps conforté l’idéal républicain.L’espoir soulevé par les manifestations des 10 et 11 janvier ne doit donc pasêtre caricaturé par un retour aux positions d’antan. Il nous faut resterfidèles à cet événement, si nous voulons qu’il ait été un événement.Alors la réponse politique aux attentats perpétrés sur notre sol ne fera pasbalbutier l’histoire. J’ai vu, suspendus aux balcons du boulevard Voltaire, unecroix, un croissant et une étoile se détacher sur les couleurs du drapeaufrançais. Et tous semblaient d’accord : on ne négocie pas sur la liberté,liberté religieuse et liberté d’expression. Mais cet accord ne tiendra que sichacun respecte, et écoute, la foi de l’autre : égalité et fraternité.Telles sont nos trois vertus républicaines. A ceux qui cherchent à les détruire,il faudra répondre non pas en « justifiant la force » mais en« fortifiant la justice », comme dit encore Pascal. Car la guerre quis’annonce est inédite, à la fois intérieure et extérieure : guerre contredes préjugés tenaces et contre des adversaires invisibles mais déterminés. Neparlons donc plus d’ « union sacrée », mais d’unité responsable.Penser la violence à travers le religieux, en comprenant qu’il futlongtemps la seule réponse possible à la violence, c’est découvrir aussi quela violence n’est pas originaire, qu’elle est une trahison de la relationmorale. Il nous faut ressaisir cette relation que la violence a profanée ;il nous faut la réinventer.
Je vous souhaite à tous une bonne année.
Septembre 2013
Nous sommes heureux de reprendre contact avec vous pour vous tenir au courant de nos prochains événements. Comme vous le savez, en effet, l’activité de notre association en termes de colloques et de rencontres, est plus intense dans le deuxième semestre.
Mais je voulais, d’abord et avant tout, rendre hommage à notre ami Robert G. Hamerton-Kelly, brusquement décédé le 7 juillet dernier, à la suite d’un accident vasculaire cérébral. Cofondateur de l’association internationale COV&R (Colloquium on Violence and Religion) et, avec Peter Thiel, de la fondation Imitatio, Robert G. Hamerton-Kelly fut un très proche ami de Martha et René Girard. Diplômé de Cambridge et de l’Union Theological Seminary de New York, pasteur méthodiste, ancien « dean » de la chapelle de Stanford, université où il enseigna de nombreuses années la théologie, il fut un spécialiste reconnu de saint Paul (Sacred Violence: Paul’s Hermeneutic of the Cross, 1992) et de saint Marc (The Gospel and the Sacred: Poetics of Violence in Mark, 1994). Sa rencontre avec René Girard au tout début des années 1980 fut fondamentale dans sa recherche. Il eut en outre toujours le souhait de faire partager son enthousiasme « mimétique », organisant de très nombreuses ren-contres : entre autres, le séminaire historique de Santa Cruz en 1983, où René Girard put, la seule fois de sa carrière, confronter son hypothèse au jugement d’anthropo-logues de renom (comme Walter Burkert, Renato Rosaldo ou Jonathan Smith), et qui donna lieu à la publication d’un livre récemment traduit en France : Sanglantes Ori-gines (Flammarion, 2011). Passionné, parfois partial, mais toujours d’une grande gé-nérosité, Robert joua un rôle déterminant lors de la création de notre association qui visait à bâtir une fondation de recherche, que lui seul rendit possible en 2007, grâce à ses liens avec Peter Thiel. Robert participa alors à de nombreuses manifestations or-ganisées par l’ARM, à Paris et à Rome. Très oecuménique, malgré certaines charges héroïques contre un catholicisme étriqué, Robert m’écrivit quelques semaines avant sa mort une longue et belle lettre où il se plaisait, entre autres, à souligner le sartrisme originel de René Girard, et la nécessité d’éviter les lectures dévotes de son oeuvre. Nous ne manquerons pas de lui rester fidèles ! Nous transmettons aussi à son épouse Rosemary et à leurs enfants toutes nos condoléances.
Notre association continue donc son travail de recherche, attentive à mettre en dia-logue systématique la théorie girardienne avec les pensées qui lui ont été et lui sont encore contemporaines. Nous avons ainsi organisé le 18 juin dernier, en collaboration avec le CIELAM (Centre interdisciplinaire d’étude des littératures d’Aix-Marseille) et sous la direction de Bruno Viard, une journée « Girard-Bourdieu », dont vous trouve-rez les débats audibles en ligne (Colloques ARM en ligne). Cette journée préfigurait un colloque de deux jours à l’université d’Aix-Marseille, qui aura lieu les 16 et 17 mai 2014, et pour lequel vous pouvez encore proposer des interventions (site Calenda).
L’ARM est également partenaire d’un chantier de recherche, mené par la fondation Imitatio et l’archéologue Ian Hodder. Préparé par un séminaire en mars dernier à Stanford, ce travail nous a permis d’entrer en dialogue constructif avec l’équipe de Ian Hodder, du 1er au 5 juillet dernier, sur le site de Çathalhöyük en Turquie, et d’envisa-ger de futures rencontres, dont certaines auront lieu en France. Les enjeux de ces re-cherches ne sont pas moindres, puisqu’elles visent à éclairer, avec l’aide de la théorie girardienne, les origines de la sédentarisation, il y a 10 000 ans. Comment les sociétés de la fin du mésolithique ont-elles pu contenir leur violence intestine ? La thèse de Walter Burkert sur le primat de la chasse et celle de René Girard sur celui du sacrifice peuvent-elles trouver un compromis « sur le terrain » ? Comment interpréter les dé-couvertes de Ian Hodder sur les « tombes fondatrices » des maisons de Çathalhöyük ? Autant de questions qui feront l’objet de futures rencontres, d’une publication et d’un colloque dont la date n’est pas encore fixée.
lire la suite : Lettre de l'ARM n°4
Février 2013
Précédentes lettres
Lettre ARM n°1 février 2012 : édito deBenoît Chantre , rendez-vous de mars 2012, séminaire de Lucien Scubla, vie de l'association