Droit

INTRODUCTION

« Le rituel pénal, grâce au mécanisme sacrificiel, permet au groupe social, sous prétexte de juger l’auteur d’un crime, de répéter le meurtre fondateur ».

Antoine Garapon, L'âne portant des reliques. Essai sur le rituel judiciaire (Le Centurion, 1985)

Transcription de l’émission d’Antoine Garapon sur France Culture, en hommage à René Girard, le 7 novembre 2015 :

« Je voudrais rendre hommage à René Girard et surtout souligner l’apport de sa pensée à l’anthropologie du droit. J’ai eu la chance de le connaitre personnellement et d’échanger avec lui à plusieurs reprises. René Girard est d’autant plus cher à mon cœur que j’ai fait ma thèse sur le rituel judiciaire à partir d’une de ses hypothèses majeures, celle qui voit dans le procès une prolongation et une transformation du sacrifice. René Girard pensait que le problème de chaque société est de savoir maîtriser sa propre violence en l’expulsant, en quelque sorte. C’est ainsi qu’il explique le mécanisme du pharmakos ou du bouc émissaire : la victime sacrificielle permet à la communauté de sortir du cycle de vengeance et de mettre un terme à la réciprocité violente. Le rituel du procès a pour fonction de masquer ce processus tout en donnant satisfaction aux pulsions cruelles de la société réveillées par le crime et elle y parvient par le meurtre symbolique de l’accusé (je ne veux surtout pas dire que tout procès est une sorte de procès archaïque en sorcellerie…) ; l’exercice le plus rationnel du procès, celui auquel se livrent experts, avocats, policiers et juges, garde la mémoire de son origine.

Il revient à René Girard le mérite d’avoir montré l’origine sacrificielle de la justice qui a été confirmée depuis, je pense, par un très grand livre paru récemment sur la justice « La grâce des Juges, L’institution judiciaire et le sacré » par Robert Jacob, dans lequel l’auteur montre l’origine sacrée, si particulière d’ailleurs, de la justice occidentale. Ailleurs, comme en Chine, la fonction judiciaire est très importante, elle comprend la guérison, l’exercice du pouvoir, mais elle n’a pas cette dimension sacrée. C’est ce qu’a confirmé la tradition biblique dans laquelle les prophètes rappellent que les sacrifices à eux seuls ne servent à rien et que c’est la justice qui pacifiera les rapports entre les hommes. Il faut s’arrêter sur le terme de crise sacrificielleparce que René Girard nous a appris que le processus de guérison de la communauté par le sacrifice finit par s’épuiser lorsqu’il devient impossible de séparer la bonne violence de la mauvaise violence ; la crise sacrificielle survient lorsque cette violence du sacrifice paraît aux yeux des assistants aussi cruelle que celle du crime. Pour René Girard, la tragédie grecque apparaît au moment où la fin du sacrifie marque la naissance de ce qui va être le procès occidental et le retour à une fonction normale, apaisante du rituel. D’où le lien d’ailleurs entre le procès moderne et le spectacle tragique, où il n’est plus question de mettre à mort mais où l’on discute de la responsabilité respective des hommes et des dieux.

On pourrait dire que René Girard a été un archéologue de la justice. Mais la crise sacrificielle n’est pas qu’une étape archaïque dépassée une fois pour toutes. Girard nous met en garde contre le risque toujours présent de déchaînement de la violence quand les institutions peinent à marquer la différence entre une violence inacceptable et la « violence légitime » pour reprendre l’expression de Max Weber. Songeons à la scène de supplice de Damien que Foucault relate au début de « Surveiller et punir », et qui va marquer la fin des peines de l’Ancien Régime, en particulier les châtiments corporels, et la naissance de la grande réforme pénale napoléonienne, qui va substituer au contrôle et à la marque sur les corps, le contrôle de l’intériorité.

René Girard me semble d’une extraordinaire actualité. Je pense aux attentats du mois de janvier, qui me semblent justiciables d’une lecture girardienne. On peut voir dans ces événements la relation profonde et mystérieuse entre la violence et le sacré. Les terroristes ont invoqué des raisons, notamment leur volonté de se comporter en justiciers pour venger le prophète et de maîtriser leur violence comme des militaires professionnels. Cela me fait penser à ce que Girard appelait « l’arbitraire de l’enjeu », c’est-à-dire qu’il arrive un moment où la rivalité mimétique n’a d’autre objet qu’elle-même. Ces raisons cachaient d’autresmotivations, je pense notamment à l’attitude très paradoxale des frères Kouachi qui se sont en quelque sorte offerts en sacrifice après avoir accompli leurs crimes. Abattus par la police, ils ont réussi à faire autour de leur mort ce que l’on a appelé « une union sacrée », comme une unanimité apaisée, ce qui est précisément le sentiment que doit provoquer le sacrifice. »

https://www.franceculture.fr/emissions/le-monde-selon-antoine-garapon/rene-girard-et-la-justice

Pourquoi punir ? Qui punir ? Comment punir ? Telles ont été les questions principales débattues pendant deux jours d'échanges intenses autour de la thématique du « Sens de la peine et les droits de l'homme » choisie par le Comité Scientifique du colloque inaugural de l'ÉNAP, où étaient invités René Girard et Michel Serres.

La vocation de cette synthèse est de rendre compte du sens donné à la peine au cours de ces journées, tant en réunions plénières qu'en ateliers. Il ne s'agit pourtant pas de l'agrégation des différents sens donnés à la peine par chacun des intervenants ou colloque. Car, comme le précisait Antoine GARAPON, Président du Comité Scientifique, ce sens n'appartient à personne, il circule entre les personnes. En faisant œuvre de synthèse, on s’efforcera d'exprimer le meilleur de cet échange entre les personnes.

Il ressort des deux grandes " leçons " données par les philosophes René GIRARD et Michel SERRES que la question - déjà fort ancienne - du sens de la peine ne peut être traitée dans une perspective simplement fonctionnaliste. La signification de la peine n'étant pas univoque, une véritable approche éthique s'impose. Certes, le sens donné à la peine et les attentes qui en résultent ne sont pas les mêmes pour la société, pour les magistrats, pour l'administration pénitentiaire, ou encore pour les individus sanctionnés. Mais surtout, il y a dans la peine une part" inéliminable" qui se situe hors de la raison et du rationnel, une dimension mythique voire mystique, une dimension tout à la fois sacrificielle et stigmatisante.

La dimension sacrificielle de la peine : une violence nécessaire ?

Dans son rapport introductif, René GIRARD a présenté la dimension irréductiblement sacrificielle de la peine : pour trouver un équilibre et éviter que le crime n'entraîne une violence de tous contre tous, la société désigne un bouc émissaire permettant le transfert de la violence de chacun sur cette victime coupable.

Dès lors, la peine appliquée par le système de justice étatique, au nom de la communauté, paraît irremplaçable. Cette violence contenue, canalisée contre certains, serait en effet seule capable de mettre fin à l'enchaînement sans limite des violences potentiellement induit par le crime. Un tel dispositif s'avère typique d'une société traditionnelle fortement différenciée et catégorisée, où le bien et le mal, le bon et le méchant, l'innocent et le coupable, peuvent être clairement séparés.

En revanche, la société démocratique moderne donnant la primauté à l'indifférenciation, il ne peut être question d'enfermer les individus dans des castes, dans des catégories aliénantes. Il en résulte, une crise absolue pour le sens de la peine. Dès lors que la société ne régule plus, ne sépare plus les individus, la compétition, les rivalités, la violence, s'expriment. Pour cette raison, nous serions voués à une « crise permanente du sens de la peine ».

La dimension stigmatisante de la peine : le renforcement d'exclusions préalables ?

Certes, l'adoucissement des peines, qui est une constante depuis la fin du XVIII' siècle, a eu pour conséquence d'éluder le débat sur la légitimité de la peine. Toutefois, depuis 1968, l'on se demande ouvertement si la stigmatisation du coupable par la pénalité ne viendrait pas renforcer des exclusions préalables. Le système politique et économique sécréterait des individus perçus et traités par le public comme étant selon l'expression employée par Ezzat FATTAH - « socialement dispensables))' ce qui en ferait des cibles ou des victimes légitimes. Dès lors, la violence contre ceux dont la société n'a pas besoin, ceux qui sont marginalisés, se présente comme une pratique courante qui, aux Etats-Unis notamment, ne soulève aucune opposition ni protestation. En frappant plus durement les plus vulnérables de la société, le système pénal augmenterait directement les inégalités sociales. La peine, dont la fonction est de rétablir un équilibre en restaurant le lien social manquerait ainsi inéluctablement son but. Mais, pour Frédéric GROS, les justifications multiples de la peine lui confèrent d'autres formes de légitimité qui en consolident l’assise : de la classique fonction de rappel de la loi à la mission de protection et de préservation de la société, de la peine conçue comme un levier de l'éducation et de la transformation de l'individu à la peine entendue comme instrument relationnel d'échange éthique, la peine multiplie ses raisons d’être.

Conclusion : cette double dimension sacrificielle et stigmatisante de la peine apparaît incontournable, bien qu'elle ne rende compte que d'une approche théorique de la question du sens de la peine. La présentation des orientations actuelles de la peine, telles qu'elles ont été exprimées au cours du colloque, repose sur une approche beaucoup plus pragmatique.

Deux magistrats ont étudié l'influence de la pensée de René Girard sur l'anthropologie du droit.

Antoine Garapon est magistrat et docteur en droit. Longtemps juge des enfants, il est devenu secrétaire général de l’IHEJ en 1991. Animateur de l’émission « Le Bien commun » sur France-Culture, il est également directeur de la revue Esprit. Auteur de nombreux ouvrages, il a mis en valeur la spécificité du jugement judiciaire (Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Odile Jacob, 2010) ainsi que le rôle du juge dans la démocratie (Le Gardien des promesses. Le juge et la démocratie, Paris, Odile Jacob, 1996).

Denis Salas est magistrat et essayiste. Il dirige la revue Les Cahiers de la Justice et préside l’Association Française pour l’Histoire de la Justice. Il a notamment publié en 2018 La Foule innocente.

Il a dirigé le colloque ARM / BnF/ AFHJ "Justice et terrorisme. Entre Mémoire victimaire et dépassement de la violence", à la BnF en 2018.

Colloques et conférences

BIBLIOGRAPHIE

La présente liste n'est pas exhaustive.

Actes du colloque international inaugural de l'ENAP, Agen, 8, 9 et 10 novembre 2000, École nationale d'administration pénitentiaire, La dignité, l'institution juste, pp. 16-60, introduite par une leçon de René Girard (pp.13-23).

https://www.enap.justice.fr/sites/default/files/edito/pdf/synapse1.pdf

Arnaud Billion, « Droit d’auteur, désir et violence », Cahiers Jean-Moulin, 2019.

Jean-Pierre Dupuy, Le Sacrifice et l'envie. Le liberalisme aux prises avec la justice sociale, Paris, Calmann-Lévy, 1992

– Réédition sous le titre Libéralisme et justice sociale, Hachette Pluriel.

Antoine Garapon

L'âne portant des reliques. Essai sur le rituel judiciaire, Le Centurion, 1985.

Bien juger : essai sur le rituel judiciaire, préface de Jean Carbonnier, Odile Jacob, 1997.

Le Gardien des promesses : le juge et la démocratie, Odile Jacob, 2010.

Denis Salas

La Justice dévoyée : critique des utopies sécuritaires, Les Arènes, 2012.

Kafka combat avec la loi, Michalon, 2013.

Le Courage de juger, entretien avec F. Niel, Bayard, 2014.

Erreurs judiciaires, Dalloz, coll. « À savoir », 2015.

La Foule innocente, Desclée de Brouwer, 2018

Le Déni du viol, Michalon, 2023

Lucien Scubla, « Vengeance et sacrifice : de l’opposition à la réconciliation » Droit et cultures, 6, 1994.

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